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JUSQU’À la fin de sa vie, Dame Rohana Ardaïs ne devait jamais oublier cette folle chevauchée, cette fuite loin des murs de Shainsa, guettant à chaque instant derrière elle, l’écho du moindre petit bruit signifiant que Jalak – ou son cadavre – avait été découvert et qu’on s’était lancé à leur poursuite.

Pendant la première heure, il fit très noir. Elle galopa donc à l’aveuglette, se fiant au bruit des sabots des autres chevaux, sans discerner autre chose que des ombres floues. Ensuite, Kyrrdis se leva, lumineux demi-cercle, au-dessus de l’horizon, si lumineux qu’elle sut qu’une heure ou deux seulement les séparaient du lever du soleil. À sa lueur bleu-vert, elle put distinguer les formes des autres chevaux et de leurs cavalières.

Elles avançaient plus lentement, maintenant. Les chevaux rapides des plaines de Valeron eux-mêmes ne pouvaient pas soutenir l’allure de ces premières heures. Elle se demanda comment Leeanne avait trouvé leur chemin dans l’obscurité. Sa réputation de pisteuse était, de toute évidence, bien méritée. Rohana put voir Jaelle, petite forme sombre et ramassée sur elle-même. La fillette s’était effondrée dans son sommeil contre Camilla et s’accrochait à la selle, à demi endormie. Qu’est-ce que cette enfant pensait de tout cela ?

Elle a été élevée dans les Villes Sèches. Peut-être trouvera-t-elle toute cette équipée assez normale : meurtres, expéditions nocturnes, enlèvements de femmes. Et si elle était loyale à Jalak ? Après tout, c’est son père.

Aucune de nous n’a la moindre idée de ce que peut être véritablement Jaelle… Nous n’avons tenu compte que des désirs de Melora…

Melora est télépathe. Elle doit connaître le cœur de son enfant…

Au cours de la dernière heure précédant le lever du soleil, elles firent halte pour laisser souffler leurs chevaux. Leeanne grimpa au sommet d’une colline proche pour guetter le moindre signe de poursuite. Rima s’approcha, déposa un peu de pain et de viande séchée dans les mains de Rohana et versa du vin dans la gourde qui était accrochée au pommeau de sa selle.

— Mangez et buvez pendant que vous le pouvez, Madame. Nous n’aurons guère le temps de prendre un petit déjeuner, si l’on nous poursuit. Il n’y a pas beaucoup de cachettes entre ici et Carthon, et Kindra les connaît toutes. Mais notre sécurité repose avant tout sur une avance confortable. Alors, mangez maintenant.

Rohana mastiqua docilement une bouchée. Mais elle avait la bouche sèche et la nourriture avait un goût de vieux parchemin. Elle la fourra donc dans une des poches de son insolite pantalon d’Amazone. Peut-être parviendrait-elle à avaler plus tard. Elle but le vin à petites gorgées, mais il était un peu trop suret : elle se rinça la bouche avec et le recracha. Elle fit faire quelques pas à son cheval, posément, et entendit son souffle profond et haletant s’apaiser graduellement et redevenir normal. Elle caressa distraitement la tête de l’animal et se serra contre son corps chaud en sueur. Elle songea – comme cela lui était déjà arrivé à plusieurs reprises depuis qu’elle avait entrepris ce long voyage – combien il était heureux que, grâce à la chasse au faucon dans ses lointaines collines, elle fût habituée aux longues randonnées à cheval. Si j’appartenais à cette catégorie de femmes qui se contentent de rester assises devant leur métier à broder, j’aurais les fesses tellement meurtries par la selle que j’en serais à moitié morte. Cela la fit penser à nouveau à Melora (Comme elle doit être fatiguée !) et elle se fraya un chemin au milieu des Amazones. Celles-ci mettaient pied à terre ; certaines s’effondraient et sombraient dans le sommeil ; d’autres mangeaient et parlaient à voix basse. Rohana remarqua qu’on avait fait descendre Jaelle de cheval et que la fillette dormait à poings fermés, pelotonnée entre deux manteaux. Les Amazones ont l’air de bien s’occuper d’elle, en tout cas. Mais je ne pense pas qu’aucune d’entre elles soit très familiarisée avec les enfants.

Elle chercha Melora du regard et vit que Kindra aidait sa parente à descendre de la haute selle. Mais avant qu’elle ait pu s’approcher des deux femmes, Nira l’arrêta au passage, la cuisse entourée d’un bandage grossier et lâche.

— Pouvez-vous panser cette blessure à la clarté de la lune, domna ? Cela me gêne plus que je ne l’aurais cru pour monter à cheval ; sinon, j’attendrai qu’il fasse jour.

Rohana céda un instant à l’impatience. Puis elle se souvint que Nira avait reçu cette blessure à son service et eut honte d’elle-même.

— Je vais essayer. Venez ici, sortez de l’ombre. Mettez-vous là où il fait le plus clair.

Elle fourragea dans sa sacoche pour y trouver les quelques accessoires féminins qu’elle avait apportés, dénicha une chemise propre et toute neuve qu’elle déchira en lambeaux. Le sable la rendait rêche, comme tout le reste, mais elle était propre.

Elle dut couper le bandage, puis la jambe du pantalon à l’aide d’un couteau. Le sang séché avait collé le tissu à la blessure. Nira jura entre ses dents, mais ne broncha pas tandis que Rohana lavait la vilaine plaie à l’aide du vin suret. Cette saleté aura au moins servi à quelque chose, pensa-t-elle. Puis elle recouvrit la plaie d’un pansement compressif et la banda étroitement.

— Il faudrait vous faire des points de suture. Mais cela m’est impossible à la clarté de la lune. Si la blessure recommence à saigner, je ferai de mon mieux quand il fera jour.

Nira la remercia.

— Espérons que ce salaud de Jalak n’empoisonne pas ses armes. On raconte tant de choses sur les hommes des Villes Sèches…

— Non, il ne les empoisonne pas, intervint paisiblement Melora, à côté d’elle.

Rohana se releva en pliant ce qui restait de la chemise déchirée et trouva sa cousine debout devant elle. On distinguait mal son visage au clair de lune, mais il paraissait gonflé et terreux.

— Jalak considérerait cela comme une lâcheté, poursuivit Melora. Cela reviendrait à dire qu’il ne croit pas ses coups assez puissants pour tuer ; il perdrait tout kihar – vous diriez prestige – et serait couvert de honte au regard de ses pairs, s’il s’abaissait jusqu’à empoisonner une arme blanche.

Nira se releva maladroitement et fit une grimace lorsqu’elle s’appuya sur sa jambe blessée. Sa botte fit crisser le sable lorsqu’elle l’enfila.

— Voilà une pensée réconfortante, Madame, dit-elle d’un ton sarcastique. Mais est-ce bien exact ? Ne s’agit-il pas d’un sentiment convenant à une épouse aimante ?

— C’est vrai, sur l’honneur de ma Maison, répondit Melora avec calme. (Mais sa voix trembla.) Et seuls, mes Dieux savent quelle épouse peu aimante j’ai été pour Jalak. Ils savent aussi que je n’étais guère qu’un jouet pour son maudit orgueil.

— Je n’ai pas voulu vous offenser, dit Nira. Mais je ne vous demande pas davantage de m’excuser, Madame. Vous avez séjourné treize bonnes années chez lui et vous n’êtes pas morte. Moi, je n’aurais pas survécu pour jeter un tel discrédit sur ma famille. Et pourtant, mon père n’est pas un grand seigneur Comyn, mais un petit fermier des Collines Kilghard.

— Vous avez versé votre sang à mon service, mestra. Comment pourrais-je m’offenser, à moins d’avoir un orgueil aussi grand et aussi néfaste que celui de Jalak ? Quant au fait d’être restée en vie… Voyez-vous quelque chose dans l’obscurité ?

Elle tendit un poignet, prit les doigts de Nira entre les siens et les guida. Rohana qui regardait, voulut toucher. Elle sentit et vit les callosités rugueuses provoquées par les bracelets métalliques des chaînes. Et juste au-dessus, chaque poignet bronzé était zébré par une longue cicatrice irrégulière.

— Je porterai ces marques jusqu’à ma mort, dit Melora. Après cela, on m’a enchaînée jour et nuit, si étroitement que je ne pouvais même pas me nourrir moi-même. Je devais me laisser nourrir, emmener au bain et aux latrines par des femmes. (Sa voix s’altéra sous l’effet de la colère et de ce souvenir humiliant.) Lorsque j’ai été guérie, finalement, mon enfant avait commencé à bouger en moi et je n’ai pas voulu tuer le fœtus avec moi. (Elle jeta un regard sur la silhouette obscure de sa fille, couchée en chien de fusil, perdue dans son sommeil.) Comment l’avez-vous fait échapper ? demanda-t-elle. Jalak l’avait confiée à sa garde la plus féroce…

Leeanne était redescendue de la colline à temps pour entendre cette dernière phrase.

— … Aucun signe de poursuite, pour le moment. Rien ne semble bouger d’ici à Shainsa, pas même un rat des sables. En ce qui concerne la garde de votre fille, Madame, elle ne risque plus guère de se réveiller. Je n’aime pas tuer des femmes, mais elle s’est jetée sur moi avec un poignard. Je suis désolée de l’avoir tuée sous les yeux de l’enfant, mais je n’avais guère le choix.

— En voilà une que je ne pleurerai pas, fit Melora avec une grimace. Je crois qu’on ne versera pas beaucoup de larmes sur elle, en fait, même dans la maison de Jalak. Elle a été ma principale geôlière avant la naissance de Jaelle et elle m’a inspiré encore plus de haine que Jalak. Ce dernier était cruel : c’était sa nature et on l’avait élevé à cette fin. Mais sa cruauté à elle était différente : la souffrance des autres lui procurait du plaisir. Je suis sûre que Zandru va se plaire dans sa compagnie, en Enfer. Il sera d’ailleurs bien le seul à goûter un tel plaisir, c’est sûr. Si jamais on m’avait confié à nouveau une arme, même à table, je la lui aurais enfoncée dans la gorge avant de la retourner contre moi. (Elle se tourna vers Rohana. Pour la première fois, les deux femmes eurent le temps d’échanger une brève et maladroite étreinte.)… Breda… je n’arrive pas encore à croire que ce n’est pas un rêve et que je ne vais pas me réveiller dans le lit de Jalak.

Au contact des mains gonflées de Melora dans les siennes, de son visage mouillé pressé contre le sien, Rohana sentit renaître l’ancienne communication. L’esprit de Melora s’ouvrit au sien. Plus encore : elle partagea un violent malaise physique, une douleur. Est-ce qu’elle va pouvoir monter à cheval ? se demanda Rohana, saisie de panique. Va-t-elle avoir ses premières douleurs ici, maintenant, dans le désert, loin de toute aide, en nous retardant ?…

Doucement, Melora lâcha les mains de sa cousine et le contact s’atténua.

— Il est facile de voir que tu ne sais pas grand-chose au sujet des Villes Sèches. Puisses-tu n’avoir jamais l’occasion d’en apprendre davantage ! On aurait exigé de moi que je monte à cheval plus près encore de l’accouchement. Ne te fais pas de souci pour moi, breda. (Sa voix se brisa dans un sanglot.) Oh ! c’est si bon, rien que de te parler dans notre propre langue !…

Rohana était désespérément inquiète au sujet de sa parente. Elle n’était pas très calée en obstétrique, mais en sa qualité de Maîtresse d’Ardaïs, elle avait assisté à de nombreuses naissances. Elle savait que Melora avait besoin de repos et de soins. Mais les Amazones, au signal de Kindra, remontaient déjà à cheval et il n’y avait vraiment pas le moindre choix, apparemment.

La cheftaine des Amazones vint examiner la blessure pansée de Nira, un bref instant.

— Aucun signe de poursuite jusqu’à présent. Mais à l’aube, on va certainement découvrir Jalak ou son cadavre. Et je préférerais de beaucoup ne pas avoir à combattre les hommes de Jalak ou finir mes jours enchaînée dans un lupanar de Shainsa.

Le sourire de Melora fut perceptible en dépit de la pénombre.

— Il est possible qu’il n’y ait aucune poursuite. Il est plus que probable que les héritiers de Jalak ont déjà trouvé son cadavre et sont déjà en train de se quereller au sujet de ses biens, de ses femmes et de l’occupation de la Grande Maison. Ils n’ont sûrement pas la moindre envie de récupérer son fils qui possède un droit légitime.

— Aldones veuille qu’il en soit ainsi, dit Kindra. Toutefois, un parent de Jalak pourrait chercher un peu de gloire en le vengeant. Il se pourrait aussi qu’un rival ait envie de s’assurer qu’aucun fils, aucun héritier légal, ne lui survive.

Melora serra convulsivement les mains de sa cousine. Mais sa voix était calme.

— Je peux aller aussi loin qu’il le faut à cheval. (Ses yeux se posèrent sur sa fille endormie.) Puis-je la prendre avec moi sur ma selle ?

— Vous êtes lourde, Madame. Votre cheval ne pourrait pas porter cette double charge, dit Kindra. Les plus légères d’entre nous la porteront à tour de rôle afin qu’elle puisse dormir un peu plus longtemps. Est-ce qu’elle sait monter à cheval ? Nous disposons d’une monture pour elle si elle est capable de se tenir seule sur une selle.

— Elle a su monter à cheval à peu près en même temps qu’elle a su marcher, mestra.

— On verra ça quand elle s’éveillera, alors. Pour l’instant, elle peut dormir.

Kindra hissa Jaelle, toujours endormie, sur sa propre selle et monta derrière la fillette, tandis que Rohana aidait sa cousine à se jucher sur son cheval. Melora était terriblement maladroite et paraissait mal assise et instable sur sa selle, mais Rohana ne dit rien. Il n’y avait rien à dire. Kindra avait raison ; elles le savaient toutes les deux. Elle saisit donc ses propres rênes et ceux de la monture de sa cousine pour les conduire et les faire avancer à travers le désert.

Melora jeta un long regard empli d’un désir silencieux en direction du soleil levant.

— À cette heure-ci, j’éprouve toujours la nostalgie – oh ! je ne sais pas ! – d’un peu de neige ou de pluie, de n’importe quoi, pourvu que ce soit autre chose que ce sable éternel et que ce vent chaud et sec.

— Si les Dieux le veulent, breda, d’ici une dizaine de jours, tu seras de retour dans nos collines et tu verras la neige chaque fois que le soleil se lèvera, lui dit doucement Rohana.

Melora sourit, mais hocha la tête.

— Je peux me débrouiller maintenant et guider mon cheval, si tu crois que cela vaut mieux.

— Laisse-moi faire pour l’instant, tout au moins.

Melora approuva d’un signe de tête et se cala sur sa selle en se raidissant du mieux qu’elle pouvait contre le mouvement de la bête.

Le soleil se leva et Rohana vit le paysage changer de physionomie à mesure que les kilomètres défilaient sous les sabots de leurs chevaux. Le désert plat et aride avait fait place à des collines onduleuses qui s’étendaient à perte de vue, couvertes d’une végétation basse et anarchique d’arbrisseaux épineux et de canneliers aux feuilles grises et légères. Au début, l’odeur en était agréable, mais au bout de quelques heures de randonnée à cheval au milieu de ces arbres, Rohana sentit qu’elle suffoquerait, si jamais elle mangeait à nouveau du pain d’épice au moment de la Fête du Solstice d’Hiver. Elle avait la gorge sèche. Elle en vint presque à regretter le vin qu’elle n’avait pu boire. D’heure en heure, Melora paraissait se tenir de moins en moins d’aplomb sur sa selle, mais elle ne laissa pas échapper une seule plainte. En fait, elle ne disait pas un mot. Elle chevauchait, tête basse, et son visage était d’un gris pierreux sous l’effort et la souffrance.

À mesure que le soleil montait dans le ciel, la lumière et la chaleur devenaient de plus en plus brutales. Quelques Amazones ramenèrent des pans de leur chemise ou de leur tunique par-dessus leur tête. Rohana en fit autant, préférant souffrir de la chaleur plutôt que de cette lumière aveuglante. Elle commençait à se demander combien de temps Melora pourrait tenir à cheval. Sa selle lui faisait mal et elle était fatiguée elle-même au point de se laisser tomber de cheval. C’est alors que Leeanne qui allait en avant-garde, tourna bride, leva la main et héla Kindra qui la rejoignit au galop, tandis que les autres faisaient halte, l’une après l’autre.

Au bout d’un moment, Kindra rebroussa chemin.

— Dans le prochain ravin, il y a un trou d’eau. Et des rochers pour se protéger du soleil. On pourra y rester couchées pendant la chaleur du jour.

Tandis que la troupe suivait le chemin indiqué par Leeanne, la cheftaine revint en arrière à la hauteur de Rohana et de Melora.

— Comment allez-vous, Madame ?

L’ébauche de sourire que fit la dernière se termina en grimace.

— Aussi bien que je peux l’espérer, mestra. Mais un peu de repos sera le bienvenu, je ne le nie pas.

— Nous sommes toutes dans le même cas. J’aimerais vous épargner cette épreuve. Mais…

Elle semblait vouloir s’excuser et Melora, d’un geste, la fit taire.

— Je sais parfaitement que vous avez risqué votre vie pour moi, vous et vos amies. Et plus encore. Dieu me préserve de me plaindre des mesures que vous devez prendre pour votre sécurité et la nôtre.

Quelque chose, dans ces paroles, serra la gorge de Rohana. Un court instant, sa cousine s’était exprimée presque exactement comme par le passé : avec grâce et douceur et avec cette courtoisie attachante qu’elle avait manifestée à l’égard de ses pairs comme de ses inférieurs. Elle vient de parler comme elle l’aurait fait lorsque nous vivions ensemble à Dalereuth étant jeunes filles. Miséricordieuse Evanda, y a-t-il vraiment un espoir pour qu’un jour, elle redevienne elle-même, et pour qu’elle vive, heureuse et libre ?

Le trou d’eau était une nappe liquide terne et miroitante de moins de six mètres de diamètre. L’eau paraissait grise et malsaine, mais Kindra affirma qu’elle était bonne. De l’autre côté, un amas de rochers menaçants d’un rouge tirant sur le noir, projetaient des ombres violettes sur le sable et transformaient les bouquets de canneliers omniprésents en une ombre lavande sur la terre aride. Et l’ombre même des rochers évoquait davantage l’image d’un repaire de serpents et de scorpions que celle d’un havre de repos tentant et frais dans l’esprit de Rohana, mais c’était préférable aux rayons ardents que dardait le soleil des Terres Sèches, à midi.

Rohana aida Melora à descendre de cheval, soutenant sa démarche inégale. Elle l’escorta à l’ombre des rochers et la fit s’asseoir. Elle allait faire boire son cheval lorsque Kindra l’arrêta.

— Occupez-vous de votre cousine, Madame, dit-elle en saisissant les brides des chevaux. Comment va-t-elle, en réalité ? s’enquit-elle en baissant la voix.

Rohana secoua la tête.

— Jusqu’à présent, elle s’en tire. Je ne peux rien dire de plus.

Elle savait parfaitement que toute personne ayant de l’expérience en ce domaine, aurait interdit à sa cousine de monter à cheval. Mais l’Amazone le savait, elle aussi, et il n’y avait tout simplement rien à faire.

— Pas signe de poursuite ? demanda Kindra.

— Aucun jusqu’ici, répondit Leeanne.

Jaelle qui s’était laissée glisser à bas de son cheval, s’avança vers elles et s’arrêta, intimidée, à une faible distance.

— Comment savez-vous que nous ne sommes pas poursuivies, mestra ? demanda-t-elle.

Elle parlait la langue des montagnes avec un très léger accent, mais de façon compréhensible. Et Kindra sourit à la fillette.

— Je n’entends aucun bruit de sabots lorsque je presse mon oreille contre le sol, dit Leeanne. Et aucun nuage de poussière ne s’élève pour révéler l’avance d’une troupe de cavaliers, aussi loin que porte ma vue.

— Oh ! mais alors, vous valez les meilleurs pisteurs de Jalak ! s’écria la petite fille, admirative. Je ne savais pas que les femmes pouvaient déchiffrer les pistes.

— En vivant à Shainsa, il y a pas mal de choses que vous ignorez sur les femmes, jeune demoiselle, dit Kindra.

— Vous m’apprendrez alors ? demanda Jaelle avec empressement.

— Peut-être. Quand nous aurons le temps. Pour l’instant, vous devez en savoir assez sur les chevaux pour comprendre que ceux-ci ont besoin de s’abreuver et de se rafraîchir ?

— Oh ! je suis désolée… Est-ce que je vous retarde ? Puis-je vous aider ?

Kindra tendit les rênes du cheval de sa mère à Jaelle.

— Faites-lui faire quelques allées et venues, lentement. Jusqu’à ce que sa respiration s’apaise et que la sueur soit presque séchée autour de la selle. Ensuite, emmenez-le au point d’eau et laissez-le boire autant qu’il veut. Vous croyez que vous saurez ?

— Oh ! oui ! fit Jaelle qui s’éloigna en tenant les rênes du cheval.

Kindra la suivit avec le cheval de Rohana. Celle-ci resta immobile, observant la fillette. Elle paraissait grande pour son âge. Elle était fine, avec une charpente délicate et des cheveux d’un roux flamboyant qui lui arrivaient au milieu du dos. Elle portait la même chemise de nuit que lorsqu’on l’avait éveillée. Une toile de lin des Terres Sèches, très fine, au tissage régulier, garnie de broderies. Mais une Amazone lui avait mis une veste courte, bien trop grande pour elle, sur les épaules. Elle était pieds nus, mais marchait sans gêne apparente sur le sable brûlant. Rohana ne lui trouvait aucune ressemblance avec sa mère, honnis sa chevelure flamboyante. Mais la fillette n’offrait aucune ressemblance notable avec Jalak, non plus.

Rohana revint auprès de Melora qui s’était allongée de tout son long sur sa cape de cavalière, avec son corps difforme, et avait fermé les yeux. Elle la considéra avec inquiétude, puis se composa en toute hâte un visage lorsque sa cousine ouvrit les yeux.

— Où est Jaelle ?

— Elle aide Kindra à abreuver les chevaux. Crois-moi, elle est relativement en sécurité et bien portante. Et elle ne semble pas trop fatiguée par la chevauchée. (Rohana s’accroupit dans l’ombre à côté de sa cousine.) J’aimerais avoir un tout petit peu de son énergie.

Melora tendit ses doigts déliés et lui serra la main, comme poussée par un désir ardent d’être rassurée par ce contact.

— Je vois bien quelle peine tu t’es donnée pour moi, toi aussi, ma cousine. Comment t’es-tu retrouvée en compagnie de ces… de ces femmes ? Tu n’as pas abandonné mari et enfants comme elles le font, toi aussi ? La question était assez claire, point n’était besoin d’autres paroles, et Rohana sourit pour la rassurer.

— Non, chérie. Mon mariage est assez réussi – comme je l’avais pensé. Nous sommes aussi heureux que n’importe quel autre couple, Gabriel et moi.

— Alors, comment… ?

— C’est une longue histoire. Et difficile à raconter. Il m’a semblé que tout le monde t’avait oubliée. Je t’avais pour ainsi dire oubliée, moi aussi. Je te croyais morte… ou résignée à ta vie. Cela faisait si longtemps, ajouta-t-elle, comme pour s’excuser.

— Oui, toute une vie, soupira Melora.

— C’est alors que tu t’es adressée à moi. Au début, j’ai cru rêver. J’ai fait le voyage jusqu’à Thendara pour parler à certains membres du Conseil. Mais ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire, que le temps était mal venu de faire la guerre contre les Villes Sèches et qu’ils n’enverraient plus personne se faire tuer. J’avais presque fini par croire à l’impossibilité de toute tentative quand par hasard – ou qui sait ? sous l’influence de quelque déesse – j’ai croisé en chemin une petite troupe d’Amazones Libres. C’était des chasseuses et des marchandes avec une ou deux mercenaires pour les protéger. En parlant avec elles, j’ai appris que leur petite bande ne s’aventurait pas jusqu’aux Villes Sèches, mais qu’elles connaissaient une troupe qui le ferait. Je me suis donc rendue à leur maison de la Guilde et j’ai parlé à Kindra. Celle-ci a accepté d’essayer de te délivrer. C’est ainsi…

— C’est ainsi que te voilà ici, fit Melora avec une sorte d’émerveillement, et que me voici. C’était vrai. J’étais résignée. Et quand j’ai compris que j’attendais à nouveau un enfant de Jalak, que c’était un fils… je me suis préparée à mourir.

Son regard se porta sur sa fille. Jaelle avait fini de faire marcher le cheval. Elle se tenait à côté de l’animal pendant qu’il buvait au trou d’eau.

— Elle a plus de douze ans. À treize ans, on l’aurait enchaînée. Je crois que si tu n’étais pas venue, je l’aurais tuée, d’une façon ou d’une autre, avant de me tuer moi-même…

Rohana vit un long frisson parcourir le corps de sa cousine. Elle tendit vivement la main et étreignit celle de Melora.

— C’est fini, chérie. Tout est fini. Maintenant, tu peux commencer à oublier.

Oublier ? Alors que je porte le fils de Jalak… Melora ne prononça pas ces paroles, mais Rohana les entendit quand même.

— Bah ! pour le moment, tu peux te reposer ; tu es libre et en sécurité, lui dit-elle avec une grande douceur. Essaye de dormir, ma chérie…

— Dormir… (Melora eut un sourire désabusé.) Je n’arrive pas à me rappeler quand j’ai vraiment dormi pour la dernière fois. Et il me semble que ce serait dommage de dormir maintenant, alors que je me retrouve avec toi, saine et sauve… Je suis heureuse… Donne-moi des nouvelles de tous les nôtres, Rohana. Est-ce que Marius Elhalyn gouverne encore à Thendara ? Et notre peuple, nos amis… Dis-moi tout, demanda-t-elle avec ardeur.

Rohana n’eut pas le courage de la faire taire.

— C’est une longue histoire ; il nous faudrait des jours et des heures pour la raconter. Dom Marius est mort un an après ton enlèvement. Aran Elhalyn conserve le trône année après année. Mais comme d’habitude, c’est le Seigneur d’Hastur qui détient le vrai pouvoir. Pas le vieux Istvan : il est sénile ; Lorill Hastur, son héritier. Tu te souviens de ce Lorill et de sa sœur Léonie ? Ils étaient avec nous à la Tour de Dalereuth, quand nous étions jeunes filles. Je croyais que Lorill se battrait contre Jalak pour toi…

Melora soupira.

— Moi, je me serais bien gardée de croire ça. Les Hastur doivent avoir des sujets de réflexion plus importants que les droits des leurs, sinon en quoi seraient-ils supérieurs aux habitants des Villes Sèches, avec leurs querelles et leurs petites guerres intestines ? Mais, en dehors de cela, c’est la paix ?

— La paix, oui… Lorill a fait venir les Terriens d’Aldaran jusqu’à Thendara. Ceux-ci sont en train de construire un astroport. Lorill a défendu la mesure qu’il avait prise devant le Conseil. Certains membres combattaient cette idée depuis le début, mais Lorill a eu le dessus, comme tous les Hastur, en général.

— Les Terriens…, répéta Melora lentement. Oui, j’en avais entendu parler. Des hommes comme nous, issus d’un autre monde, qui viennent des étoiles sur de grands vaisseaux spatiaux. Jalak ne racontait ce genre d’histoire que pour s’en moquer. Dans les Villes Sèches, les gens ignorent que les étoiles sont des soleils analogues au nôtre, des astres lumineux comparables aux nôtres. Jalak aimait se gausser de telles histoires et prétendait que ces soi-disant visiteurs d’un autre monde devaient être des fripons très intelligents, en vérité, pour tromper les Sept Domaines. Mais qu’aucun homme sensé des Terres Sèches ne se laisserait prendre de cette façon…

Elle ferma les yeux et Rohana crut un moment qu’elle dormait. Elle en fut reconnaissante. Sachant qu’elle devrait, elle aussi, essayer de se reposer, elle ferma les yeux. Mais une ombre lui couvrit le visage.

Elle rouvrit les yeux et vit Jaelle debout au-dessus d’elles et qui les regardait.

— C’est vous qui êtes… parente avec moi, Dame Rohana ? chuchota-t-elle.

Rohana se leva et tendit les bras. Jaelle l’étreignit un bref instant avec timidité.

— Comment va ma mère ? Elle dort ?

— Oui. Elle est très fatiguée.

Rohana se releva rapidement et attira la fillette à l’écart pour ne pas déranger Melora par leur conversation.

— Je ne la réveillerai pas, mais je voulais voir…

La voix de Jaelle s’altéra. Rohana abaissa son regard sur le petit visage grave et sur les grands yeux verts.

Une Comyn, pensa-t-elle. Elle ne ressemble pas à Melora, mais elle est de la race des Comyn, cela ne fait aucun doute. On aurait mal fait, très mal fait de la laisser entre les mains de Jalak. Cela aurait été non seulement inhumain, mais inique !

— Elle ne devrait pas se déplacer à cheval, maintenant, fit Jaelle dans une sorte de murmure. Le bébé va naître dans si peu de temps…

— Je sais cela, mon petit. Mais cet endroit n’est pas sûr, sauf pour prendre un peu de repos. Quand nous atteindrons Carthon, nous serons à nouveau sur le territoire des Domaines. Et définitivement hors d’atteinte de Jalak, affirma calmement Rohana.

— Mais… qu’est-ce que cela va lui faire ? reprit la fillette avec hésitation. Le cheval, la fatigue…

Elle s’interrompit et détourna le regard.

Aurait-elle le « laran » ? se demanda Rohana. Même au sein de la caste télépathe des Comyn, le Don ne commençait guère à se manifester avant l’adolescence. Une eronis entraînée pouvait émettre des hypothèses sur une enfant de l’âge de Jaelle. Mais il y avait si longtemps que Rohana n’avait utilisé sa formation de télépathe qu’elle ne put augurer de Jaelle. Voilà que maintenant, au moment où j’ai besoin de savoir, le Don m’abandonne… Pourquoi les femmes doivent-elles choisir entre l’usage du « laran » et tous les autres éléments d’une vie de femme ?

Elle abaissa son regard sur Melora, anéantie, plongée dans un sommeil épuisé, et songea au temps de leur adolescence commune dans la Tour de Dalereuth, lorsqu’elles apprenaient à se servir des pierres précieuses enchâssées dans leur gangue qui transformaient les énergies. Lorsqu’elles travaillaient comme monitrices de parapsychologie dans les réseaux de relais qui maintenaient les communications dans les vastes espaces de Ténébreuse, apprenant la technologie des Sept Domaines.

Elles étaient trois, toutes du même âge. Rohana, Melora et Léonie Hastur, la sœur de ce Lorill Hastur qui gouvernait à présent derrière le trône de Thendara. La famille de Rohana avait insisté pour qu’elle se marie. La jeune-fille avait donc abandonné son travail à la Tour – non sans regrets – pour aller épouser l’héritier du Domaine des Ardaïs. Elle avait dirigé cette vaste propriété et donné deux fils et une fille à ce clan. Léonie, elle, avait été choisie comme Gardienne. C’était une télépathe aux dons incomparables. Elle était désormais responsable de la Tour d’Arilinn et contrôlait tous les télépathes travaillant sur Ténébreuse. Mais Léonie avait payé le prix de cet honneur. Il lui avait fallu renoncer à l’amour et au mariage ; et elle était condamnée à mener jusqu’à la fin de sa vie, une existence de vierge recluse…

Melora, elle, n’avait pas eu le choix. Une troupe d’hommes armés obéissant à Jalak s’était emparée d’elle et l’avait emmenée en captivité, enchaînée, pour une vie de viol, d’esclavage et de longues souffrances.

La lassitude inspira d’étranges pensées à Rohana. Jalak a-t-il vraiment changé sa vie tant que ça ? Est-ce qu’aucune de nous a le choix, en réalité ? Notre clan nous somme de partager le lit d’un étranger, de gérer sa maison et de mettre ses enfants au monde… Ou de vivre à l’écart de la vie, dans la solitude et la retraite en régnant sur des forces colossales, mais sans pouvoir tendre la main vers un autre être humain. Seules, vierges, vénérées et pitoyables.

La petite main de Jaelle effleura les siennes.

— Cousine…, dit la fillette, vous êtes si pâle…

Rohana revint rapidement au sens de la réalité.

— Je n’ai rien mangé, dit-elle d’un ton prosaïque. Et dans peu de temps, il va falloir que je réveille ta mère pour veiller à ce qu’elle mange quelque chose, elle aussi.

Elle se rendit avec Jaelle à l’endroit où les Amazones distribuaient nourriture et boisson. Cette fois, elle dilua le vin avec l’eau de source et le trouva encore suret, mais buvable. Kindra alla jeter un coup d’œil à Melora endormie et revint.

— Elle a plus besoin de repos que de nourriture, Madame, dit-elle. Elle pourra manger quand elle s’éveillera. (L’Amazone se tourna vers Jaelle.) Vous allez attraper un coup de soleil et la selle va vous meurtrir si vous essayez de monter à cheval dans cette chemise de nuit, chiya. Gwennis, Leeanne, Devra, vous qui êtes les moins grandes, pouvez-vous trouver quelques vêtements pour cette petite ?

Rohana fut surprise et réconfortée de voir à quel point la réaction fut immédiate. Toutes les femmes, hormis les plus grandes, allèrent aussitôt fouiller dans leurs sacoches, partageant ce qu’elles avaient. Une petite chemise de coton ici, une tunique là, un pantalon appartenant à Leeanne (qu’il fallut cependant remonter en le roulant presque jusqu’aux genoux). Camilla, qui avait des pieds étroits, apporta une paire de bottines en daim.

— Elles seront trop grandes, dit-elle. Mais en les laçant bien serrées, elles protégeront Jaelle à cheval et ses pieds seront à l’abri du sable et des buissons épineux.

Les bottines étaient brodées et teintes. C’était visiblement celles que Camilla mettait les jours de fête et Rohana fut plus surprise que jamais. Elle n’aurait pas cru qu’une femme « neutre » pût avoir des sentiments maternels.

Jaelle se laissa déshabiller et vêtir de ces vêtements bizarres par Rohana en jetant des regards hésitants en direction de sa mère, mais en s’abstenant de la déranger. Lorsque Rohana serra la ceinture du long pantalon volumineux et commença à lacer les jolies bottines de cuir teinté, la fillette prit la parole d’une voix mal assurée.

— On m’a toujours dit qu’il n’est pas convenable pour une femme de porter un pantalon et… et je suis presque en âge d’être considérée comme une femme.

— Il vaut mieux mettre un pantalon que de rester toute nue, fit remarquer Rohana avant d’ajouter plus gentiment : je sais ce que tu ressens. Avant d’entreprendre ce voyage, je croyais que rien ne pourrait m’obliger à porter des pantalons et des bottes. Mais la nécessité l’emporte sur l’habitude. Quant à la bienséance… tu ne peux pas monter à cheval dans cette chemise de nuit en lambeaux avec le derrière à l’air.

Camilla vint vérifier comment les bottines allaient.

— Si elles sont trop lâches et te font des ampoules, mon enfant, dis-le-moi. Je te procurerai une paire supplémentaire de gros bas. Comment les femmes s’arrangent-elles pour monter à cheval dans les Villes Sèches, petite princesse ?

— La selle est faite comme ça, expliqua Jaelle. De sorte qu’une femme peut s’asseoir de côté sans que ses jupes soient en désordre.

— De sorte, également, qu’elle glisse et tombe si son cheval trébuche, intervient Gwennis. Alors que moi, je peux galoper aussi vite et aussi loin que n’importe quel homme et que je ne suis jamais tombée. Mais dans les Domaines, ma petite, vous pourrez porter ces jupes de cheval encombrantes que votre tante préfère.

— Elles paraissent peut-être encombrantes, rétorqua Rohana, mais je suis assez bonne cavalière quand je les porte, pour chasser au faucon dans les collines. Et chez moi, pendant la mauvaise saison, quand les hommes n’ont pas le temps de chasser, les petits enfants et les malades n’ont jamais été privés d’oiseaux ou de gibier à table, jupes de cheval ou pas. Je monte aussi bien avec elles qu’avec ça.

Et j’aimerais bien les porter en ce moment, songea-t-elle. Mais elle savait que les Amazones comprendraient mal cette attitude.

Gwennis passa la main dans les longs cheveux emmêlés de Jaelle.

— Dommage qu’il y ait autant de nœuds !

Les yeux de la fillette s’emplirent de larmes. Elle leva les yeux et considéra les cheveux courts de Rohana.

— Est-ce qu’il faut les couper ? demanda-t-elle.

— Bien sûr que non, répondit fermement sa tante. Mais laisse-moi les coiffer et te faire des nattes serrées pour qu’ils ne se décoiffent pas pendant que tu es à cheval.

Elle fit asseoir Jaelle et commença à peigner ses cheveux d’un roux flamboyant qui lui arrivaient à la taille. Elle eut à nouveau le cœur serré en pensant à ses propres cheveux. Ils avaient été sa fierté et son seul titre de beauté. Gabriel va être furieux quand il verra mes cheveux coupés très court comme ceux d’une Amazone. Je n’avais pas le choix, se dit-elle alors, sur la défensive, comme pour répondre à son mari. C’était pour le bien de Melora. Mais il ne fallait pas sacrifier ceux de Jaelle.

Kindra vint jeter un coup d’œil sur la fillette, vêtue de bric et de broc, des vêtements trop larges des Amazones, mais elle ne fit aucun commentaire. Elle attira Rohana à l’écart pendant un moment.

— N’en dites rien à l’enfant et ne tourmentez pas votre parente, mais il y a un petit nuage de poussière à l’horizon. Cela n’a probablement rien à voir avec nous – ce n’est pas dans la direction de Shainsa d’où les poursuites devraient venir. Mais je dois avertir mes femmes et vous devriez rester sur vos gardes, Madame.

— Faut-il nous préparer à remonter à cheval ?

— Non, fit Kindra en secouant la tête. Avec la chaleur qu’il fait dans la journée, nous n’osons pas. Nous aurions une mort tout aussi douloureuse en succombant à la chaleur qu’en passant au fil de l’épée d’un soldat de la Ville Sèche. Nous allons nous cacher au milieu des rochers en espérant que cette poussière n’a aucun rapport avec nous, ni avec Jalak et ses hommes. Tâchez de dormir si vous le pouvez, Madame. Mais restez auprès de Melora et de la petite et recommandez à votre parente, si elle s’éveille, de rester cachée à l’ombre des rochers. (Elle fit signe à Devra et à Rima d’approcher.) Vous allez monter la garde toutes les deux, dit-elle. Nous avons guidé la troupe et suivi la piste toute la nuit, Leeanne et moi. Quant à Nira, elle a perdu pas mal de sang et a besoin de repos. Mais appelez-moi tout de suite si cette poussière semble se diriger vers nous. Allez-y maintenant, Madame, et tâchez de dormir. Et vous aussi, domnina, ajouta-t-elle à l’adresse de Jaelle.

— Est-ce que je peux emporter mon pain pour le finir avant de dormir ? demanda la fillette.

— Bien sûr, répondit Kindra en s’éloignant pour aller dormir.

Gwennis fourragea dans sa poche et sourit à Jaelle.

— Tu as faim, chiya ? Voici une sucrerie pour toi. Suce-la avant de dormir. Comme ça, ta bouche ne se desséchera pas trop par cette chaleur.

Jaelle accepta le bonbon avec une petite inclinaison timide de la tête. Elle regarda les Amazones autour d’elle avec une curiosité qu’elle s’efforçait en même temps de dissimuler ; Rohana s’en aperçut, et par politesse ne posa aucune question. Elle s’adressa finalement à Gwennis.

— Il y en a parmi vous, qui ont l’air… qui ressemblent presque à des hommes. Pourquoi ?

Gwennis jeta un coup d’œil à Rohana avant de répondre.

— Oui, Leeanne et Camilla. Elles ont été châtrées. Leurs corps ne sont plus des corps de femmes, à proprement parler. Certaines femmes estiment que le sexe féminin est un fardeau trop lourd à porter et choisissent cette voie, bien que ce soit interdit par la loi.

— Mais vous n’êtes pas comme ça, vous, dit Jaelle.

Gwennis sourit.

— Non, chiya. C’est gênant de temps en temps d’être une femme. J’imagine que tu es assez grande pour le savoir. Mais à tout prendre, je crois que je préfère être une femme plutôt que non, quand bien même il serait facile ou simple de trouver, à l’heure actuelle, quelqu’un qui soit prêt à enfreindre les lois s’opposant à cette sorte de mutilation. À tout prendre, j’y trouve plus de plaisir que de désagrément.

Rohana, elle aussi, avait éprouvé une certaine curiosité à ce sujet. Comme toutes les femmes élevées dans l’univers protégé et dorloté des Domaines, elle avait toujours estimé – du moins chaque fois qu’elle avait pensé aux Amazones, c’est-à-dire rarement – qu’il s’agissait de femmes hommasses ou de filles sans beauté qui eussent été un fardeau pour leur famille et difficiles à marier. Mais, exception faite des deux femmes châtrées et du garçon manqué aux couteaux qui était originaire des montagnes, aucune des autres Amazones ne correspondait à ce portrait. Kindra était douce et presque maternelle, tout comme la Grosse Rima. Et les autres ne semblaient guère différentes de ses propres dames d’honneur, les vêtements et les cheveux courts mis à part. Quant à Gwennis, elle avait presque l’air d’une fillette. Elle n’était guère plus âgée que Jaelle ou que sa propre fille.

Jaelle sourit à Gwennis.

— Vous seriez belle, si vous laissiez pousser vos cheveux.

C’était l’avis de Rohana.

— Peut-être bien, petite sœur, répondit Gwennis avec un gentil sourire. Mais pourquoi aurais-je envie d’être belle ? Je ne suis pas danseuse, ni comédienne, ni chanteuse pour qu’une telle beauté me soit nécessaire !

— Mais si vous étiez belle, vous pourriez faire un bon mariage, fit Jaelle. Et vous n’auriez pas besoin de vous battre ou de chasser pour gagner votre vie.

Gwennis éclata de rire.

— Mais je ne veux pas du mariage, pas même d’un bon mariage, ma petite !

— Oh ! (Jaelle médita là-dessus un moment. Il était facile de voir que cette idée était nouvelle pour elle.) Pourquoi pas ?

— Pour de nombreuses raisons. Entre autres, ajouta délibérément l’Amazone, de crainte de découvrir que mon mari essaye de me garder enchaînée.

Cela porta un coup à Rohana. Jaelle porta la main à sa bouche et se mordit les jointures des doigts. Son visage devint blême, puis fut envahi d’une rougeur affreuse sous le choc. Elle émit un petit cri étranglé, tourna le dos, courut aux côtés de sa mère, se jeta à terre sur la couverture à côté d’elle en se cachant la tête dans les bras.

Gwennis eut l’air aussi consternée que l’enfant.

— Je suis désolée. Madame, dit-elle. Je n’aurais pas dû dire ça.

Rohana hocha lentement la tête.

— Il fallait qu’elle sache, dit-elle enfin.

Brusquement, Jaelle a compris de quoi il retournait.

Jusqu’à présent, c’était une aventure ; il n’y avait pas de danger, puisque sa mère était là. Mais elle n’avait pas vraiment compris. Maintenant… maintenant, elle sait.

Et un tel choc pour une fillette à la veille de devenir une femme… une fillette dotée d’un extraordinaire potentiel télépathique… Rohana n’aurait pu préciser comment elle le savait, mais elle en était sûre. À quoi ce don lui servira-t-il ? Lentement, Rohana alla se coucher dans l’ombre, aux côtés de ses deux parentes. Melora dormait d’un sommeil pesant. Jaelle avait le visage enfoui dans la couverture et ses minces épaules étaient agitées de violentes secousses. Rohana tendit les bras pour l’attirer contre elle et pour la consoler, comme elle l’aurait fait avec l’un de ses propres enfants. Mais Jaelle se raidit et lui résista. Au bout d’un moment, Rohana la laissa aller. Je suis presque une étrangère pour elle, songea-t-elle avec désespoir. Je ne peux rien faire pour elle. Pas encore.

La chaîne brisée
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